J’imagine parfois l’indicible comme une lourde pierre qu’on aurait posée pour bloquer un ruisseau. Quiconque a déjà observé ce simple phénomène pourra témoigner que l’eau s’infiltre timidement dans les pourtours, dans des sillons inattendus, pour trouver inévitablement son propre chemin, se scindant en des cours d’eau miniatures et multiples. La parole ne peut pas déplacer ou supprimer l’obstacle insurmontable de l’indicible, mais elle s’infiltrera subrepticement par la bande et se fera entendre à qui saura écouter.
L’indicible serait « l’incapacité du langage à rendre compte de certains états affectifs forts relevant d’expériences traumatiques » (Demulier, 2013), mais également ce dont on ne parle pas dans l’espace social. Pour cerner les contours de l’indicible dans mes objets et mes actions, j’ai recours à la parole silencieuse, à la dissimulation et au secret. Je fabrique des éléments au contenu volontairement ambigu et mes recherches s’articulent autour d’une tension entre aveu et retenue. Je ne cherche pas à résorber ou résoudre l’indicible; bien au contraire, il demeure une source perpétuelle d’énergie réflexive qui traverse ma vie. À l’atelier, cette question de l’indicible m’amène à considérer le potentiel langagier des matériaux qui, une fois choisis et assemblés, ont la capacité de faire penser plusieurs choses à la fois, là où les mots échouent souvent dans les échanges. Je suis sensible à l’interprétation des silences, de mes silences. Certains de mes silences traduisent une timidité, une pudeur, ou une incapacité à m’exprimer, mais la majorité d’entre eux sont en réalité le fruit d’une réticence à nommer et d’un refus de parole et de divulgation de mes pensées. Dans ces cas-là, le silence devient action, comme un repli sur soi, d’où l’importance de percevoir la différence entre l’acte réflexif d’être en silence et le geste volontaire de se taire. Il en est de même quand, le soir venu, je repense aux discussions tenues durant la journée. Quelles sont ces choses que je ne pouvais pas dire, celles que je ne voulais pas dire et celles que je voulais cacher ? À quel moment les mots ne sont-ils pas parvenus à communiquer ma pensée, mon ressenti ? Et au contraire, comment certaines révélations profondes et intimes ont-elles pu émerger au beau milieu d’une conversation des plus anodines avec une collègue rencontrée dans un ascenseur ou un couloir ?
Prendre l’indicible de front, dans ma pratique artistique tout comme dans ma vie au quotidien, sera toujours voué à l’échec. J’assume désormais que ma recherche se porte sur les détours et les marges; sur les petites choses presque invisibles qui tournent autour du pot, qui se faufilent et se cachent pour exister et avancer.